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12/04/2013

Morceaux choisis - Louis Aragon

Louis Aragon

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Il y a des choses que je ne dis à Personne Alors
Elles ne font de mal à personne Mais
Le malheur c’est
Que moi
Le malheur le malheur c’est
Que moi ces choses je les sais
 
Il y a des choses qui me rongent La nuit
Par exemple des choses comme
Comment dire comment des choses comme des songes
Et le malheur c’est que ce ne sont pas du tout des songes
 
Il y a des choses qui me sont tout à fait
Mais tout à fait insupportables même si
Je n’en dis rien même si je n’en
Dis rien comprenez comprenez-moi bien
 
Alors ça vous parfois ça vous étouffe
Regardez regardez-moi bien
Regardez ma bouche
Qui s’ouvre et ferme et ne dit rien
 
Penser seulement d’autre chose
Songer à voix haute et de moi
Mots sortent de quoi je m’étonne
Qui ne font de mal à personne
 
Au lieu de quoi j’ai peur de moi
De cette chose en moi qui parle
 
Je sais bien qu’il ne le faut pas
Mais que voulez-vous que j’y fasse
Ma bouche s’ouvre et l’âme est là
Qui palpite oiseau sur ma lèvre
 
O tout ce que je ne dis pas
Ce que je ne dis à personne
Le malheur c’est que cela sonne
Et cogne obstinément en moi
Le malheur c’est que c’est en moi
Même si n’en sait rien personne
Non laissez-moi non laissez-moi
Parfois je me le dis parfois
Il vaut mieux parler que se taire
 
Et puis je sens se dessécher
Ces mots de moi dans ma salive
C’est là le malheur pas le mien
Le malheur qui nous est commun
Épouvantes des autres hommes
Et qui donc t’eut donné la main
Étant donné ce que nous sommes
 
Pour peu pour peu que tu l’aies dit
Cela qui ne peut prendre forme
Cela qui t’habite et prend forme
Tout au moins qui est sur le point
Qu’écrase ton poing
Et les gens Que voulez-vous dire
Tu te sens comme tu te sens
Bête en face des gens Qu’étais-je
Qu’étais-je à dire Ah oui peut-être
Qu’il fait beau qu’il va pleuvoir qu’il faut qu’on aille
Où donc Même cela c’est trop
Et je les garde dans les dents
Ces mots de peur qu’ils signifient
 
Ne me regardez pas dedans
Qu’il fait beau cela vous suffit
Je peux bien dire qu’il fait beau
Même s’il pleut sur mon visage
Croire au soleil quand tombe l’eau
Les mots dans moi meurent si fort
Qui si fortement me meurtrissent
Les mots que je ne forme pas
Est-ce leur mort en moi qui mord
 
Le malheur c’est savoir de quoi
Je ne parle pas à la fois
Et de quoi cependant je parle
 
C’est en nous qu’il nous faut nous taire
 

Louis Aragon, Le fou d'Elsa (coll. Poésie/Gallimard, 2002)

image: www.lexpress.fr

22:27 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Louis Aragon, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie; anthologie; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

11/04/2013

Morceaux choisis - Renée Vivien

Renée Vivien

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Dans mon âme a fleuri le miracle des roses.
Pour le mettre à l’abri, tenons les portes closes.
 
Je défends mon bonheur, comme on fait des trésors,
Contre les regards durs et les bruits du dehors.
 
Les rideaux sont tirés sur l’odorant silence,
Où l’heure au cours égal coule avec nonchalance.
 
Aucun souffle ne fait trembler le mimosa
Sur lequel, en chantant, un vol d’oiseaux pesa.
 
Notre chambre paraît un jardin immobile
Où des parfums errants viennent trouver asile.
 
Mon existence est comme un voyage accompli.
C’est le calme, c’est le refuge, c’est l’oubli.
 
Pour garder cette paix faite de lueurs roses,
O ma Sérénité! tenons les portes closes.
 
La lampe veille sur les livres endormis,
Et le feu danse, et les meubles sont nos amis.
 
Je ne sais plus l’aspect glacial de la rue
Où chacun passe, avec une hâte recrue.
 
Je ne sais plus si l’on médit de nous, ni si
L’on parle encor… Les mots ne font plus mal ici.
 
Tes cheveux sont plus beaux qu’une forêt d’automne,
Et ton art soucieux les tresse et les ordonne.
 
Oui, les chuchotements ont perdu leur venin,
Et la haine d’autrui n’est plus qu’un mal bénin.
 
Ta robe verte a des frissons d’herbes sauvages,
Mon amie, et tes yeux sont pleins de paysages.
 
Qui viendrait nous troubler, nous qui sommes si loin
Des hommes? Deux enfants oubliés dans un coin?
 
Loin des pavés houleux où se fanent les roses,
Où s’éraillent les chants, tenons les portes closes…

 

Renée Vivien, Intérieur / A l'heure des mains jointes, dans: Poèmes 1901-1910 (ErosOnyx, 2009)

01:07 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie; anthologie; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

07/04/2013

Petite bibliothèque de poésie 1b

Lire les classiques - François Villon

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Frères humains, qui après nous vivez,
N'ayez les coeurs contre nous endurcis,
Car, si pitié de nous pauvres avez,
Dieu en aura plus tôt de vous mercis.
Vous nous voyez ci attachés, cinq, six:
Quand de la chair, que trop avons nourrie,
Elle est piéça dévorée et pourrie,
Et nous, les os, devenons cendre et poudre. 
De notre mal personne ne s'en rie;
Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre!
 
Se frères vous clamons, pas n'en devez
Avoir dédain, quoique fûmes occis
Par justice. Toutefois, vous savez
Que tous hommes n'ont pas bon sens rassis.
Excusez-nous, puisque sommes transis,
Envers le fils de la Vierge Marie,
Que sa grâce ne soit pour nous tarie,
Nous préservant de l'infernale foudre.
Nous sommes morts, âme ne nous harie,
Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre!
 
La pluie nous a débués et lavés,
Et le soleil desséchés et noircis.
Pies, corbeaux nous ont les yeux cavés,
Et arraché la barbe et les sourcils.
Jamais nul temps nous ne sommes assis
Puis çà, puis là, comme le vent varie,
A son plaisir sans cesser nous charrie,
Plus becquetés d'oiseaux que dés à coudre. 
Ne soyez donc de notre confrérie;
Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre!
 
Prince Jésus, qui sur tous a maîtrie,
Garde qu'Enfer n'ait de nous seigneurie:
A lui n'ayons que faire ne que soudre.
Hommes, ici n'a point de moquerie;
Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre!
 

François Villon,  Epitaphe en forme de ballade, dans: Petite bibliothèque de poésie, coffret hors série de 12 volumes - Choix de André Velter (coll. Poésie/Gallimard et Télérama, 2013)

image: Ludwig Rollmann, Portrait de François Villon (galerie-creation.com)

16:36 Écrit par Claude Amstutz dans Lire les classiques, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie; anthologie; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

05/04/2013

Morceaux choisis - Xavier Grall

Xavier Grall

Xavier Graal 2.jpg

Ah quand je mourrai
enterrez-moi à Ouessant
avec mes épagneuls
et mes goélands
ah quand je mourrai
mettez-moi en ce jardin de gravier.
 
Je te salue cantate de pierre
et de haute marée
je te salue psaume du littoral
je te salue chorale des noyés millénaires
perdus dans les vaisseaux
couronnés de mystères
qui s'en venaient des Guadeloupes milliardaires
en creusant des prières 
dans les entrailles des eaux.
 
Je te célèbre pavois des princes boucaniers
tannés au rhum brun des vents
Je te célèbre Ouest, havre vert
des butins et des songes.
Il faut chaque jour gagner sa légende
il faut chaque jour célébrer la messe de l'univers.
 
 Notre-Dame des printemps
quand dans l'aubier descendent les grives
et les ramiers dans les aulnes
des oiseaux du Levant et des Antilles
heureux,
s'en viennent aimer dans la rédemption
de tes îles.
 
Sous le vent
les marins parlent des Canaries
sous le vent
les terriens rêvent de Bali
les barques souquent leurs chaînes
et les cargos ont de gros yeux de buffle affamé
à l'écubier.
On va partir
good bye, kénavo.
 
Je vous célèbre matelots des errances
je vous célèbre pirates
grands amoureux des terres
je vous célèbre anarchistes de l'univers
pêcheurs de lunes et de trésors
ô vous les escrocs des anses
ô vous les ducs de la mer!
 
Et l'on s'en reviendra
de l'Ohio ou bien de Porto
disant la geste et la Saga
aux filles de Lorient
et de port Navalo.
 
Good bye, kénavo
nous allons respirer tous les parfums
nous allons danser la pavane de la mer
Dieu et le vent pour suzerains
nous allons fonder l'empire des paladins.
 
Ah quand je mourrai
enterrez-moi à Ouessant
avec mes épagneuls
et mes goélands
ah quand je mourrai
mettez-moi en ce jardin de gravier.
 

Xavier Grall, Le rituel breton / extrait, dans: Oeuvre poétique (Rougerie, 2011)

05:52 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie; anthologie; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

03/04/2013

Morceaux choisis - Hâfez de Chiraz

Hâfez de Chiraz

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Ma Maîtresse tout à mon gré,
Rose au col, verre en main,
Le sultan du monde aujourd'hui,
Non, n'est pas mon cousin.
 
Point de flambeaux pour éclairer
Ce soir notre assemblée,
Quand déjà rayonne en son plein
L'Astre de mes pensées.
 
Et quant au Vin, s'il est, bien sûr,
Licite en notre rite,
Il ne l'est que si Ton sourire,
Belle, nous y invite.
 
Point n'est besoin dans cette salle
D'aucune cassolette,
Quand l'odeur de Ta Chevelure
Vient nous tourner la tête.
 
L'oreille est captive du chant
Des flûtes et des harpes, 
L'oeil pris aux lèvres de rubis,
Au circuit du hanap.
 
Qu'on ne me vante plus jamais
Les sucres les plus tendres,
Lorsque s'offrent Tes douces lèvres
A mes lèvres gourmandes.
 
Trésor est en mon coeur en ruine
Chagrin qui vient de Toi,
Refuge un cabaret ruiné,
Seul lieu digne de moi.
 
Ma honte est toute en mon honneur,
Mais honte je n'ai guère;
Mon honneur est tout en ma honte,
Mais d'honneur qu'ai-je à faire?
 
Je suis égaré, libertin,
Buveur, sans foi ni loi,
Mais quel est l'homme en cette ville
Qui ne soit comme moi?
 
Et vous, d'un mot dit au Censeur
Espérez-vous me nuire?
En vain! Il n'est pas différent
Et cherche son plaisir!
 
Ne demeurons jamais, Hâfez,
Sans Vin et sans brunette,
Quand fleurissent Rose et Jasmin
Et lorsque c'est la Fête!
 

Hâfez de Chiraz, Cent et un ghazals amoureux (coll. Connaissance de l'Orient/Gallimard, 2010)

traduit du persan par Gilbert Lazard

image: siminkhakpour.com

17:43 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; poésie; anthologie; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

29/03/2013

Lire les classiques - Odilon-Jean Périer

Odilon-Jean Périer

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Il pleut. je n'ai plus rien à dire de moi-même 
Et tout ce que j'aimais, comme le sable fin 
Sans peser sur la plage où les vents le dispersent 
(Amour dont je traçais un émouvant dessin)
 
S'évanouit... La seule étendue inutile 
Mais seule, mais unie, en pente vers la mer, 
Me laisse par l'écume aller d'un pas tranquille 
Qu'elle efface après moi. Toi, paysage amer,
 
Paysage marin, le seul où je sois libre, 
Qui parle mieux qu'un homme, avec plus de grandeur, 
Donne-moi, pour un soir, cette raison de vivre, 
Le secret de ta grâce au milieu du malheur:
 
Sans faiblesses, sans fleurs charmantes ni flétries 
Mais tellement plus beau qu'aucun ouvrage humain, 
La terre unie au ciel par la foudre ou la pluie 
Et les quatre éléments tenus dans une main.
 
Vous faites ces beautés, lumières de l'orage, 
Dunes, léger trésor, mouvement des éclairs, 
Mais il reste à traduire un si noble langage 
Et vous n'aurez de sens que celui de mes vers
 
Quand je n'avais plus rien à dire de moi-même 
Ce paysage m'a répondu sagement :
Car la création est le jeu que je mène 
Et jusqu'à mes ennuis doivent former un chant.
 

Odilon-Jean Périer, Le promeneur, dans: Poèmes (Labor, 2005)

image: Denys Puech (larousse.fr)

10:52 Écrit par Claude Amstutz dans Lire les classiques, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie; anthologie; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

25/03/2013

Lire les classiques - Emile Verhaeren

Emile Verhaeren

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Sur la glycine en fleur, que la rosée humecte,
Rouges, verts, bleus, jaunes, bistres, vermeils,
Les milles insectes
Bougent et butinent dans le soleil.
Oh ! la merveille de leurs ailes qui brillent
Et leurs corps fins comme une aiguille
Et leurs pattes et leurs antennes
Et leur toilette quotidienne
Sur un brin d'herbe ou de roseau.
 

Emile Verhaeren, Sur la glycine en fleur, dans: Toute la Flandre - Poésies complètes vol.8 (Renaissance du Livre, 2012)

image: unjardinsurunbalcon.wordpress.com 

08:02 Écrit par Claude Amstutz dans Lire les classiques, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie; anthologie; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

20/03/2013

Morceaux choisis - Jules Supervielle

Jules Supervielle

littérature; poésie; anthologie; livres

Vous dont les yeux sont restés libres, 
Vous que le jour délivre de la nuit, 
Vous qui n’avez qu’à m’écouter pour me répondre, 
Donnez-moi des nouvelles du monde. 
Et les arbres ont-ils toujours 
Ce grand besoin de feuilles, de ramilles, 
Et tant de silence aux racines? 
Donnez-moi des nouvelles des rivières, 
J’en ai connu de bien jolies, 
Ont-elles encor cette façon si personnelle 
De descendre dans la vallée, 
De retenir l’image de leur voyage, 
Sans jamais consentir à s’arrêter. 
 
Donnez-moi des nouvelles des mouettes 
De celle-là surtout que je pensai tuer un jour. 
Comme elle eut une étrange façon, 
Le coup tiré, une bien étrange façon de repartir! 
Donnez-moi des nouvelles des lampes 
Et des tables qui les soutiennent 
Et de vous aussi tout autour, 
Porte-mains et porte-visages. 
Les hommes ont-ils encore 
Ces yeux brillants qui vous ignorent, 
La colère dans leurs sourcils 
Le cœur au milieu des périls? 
Mais vous êtes là sans mot dire. 
Me croyez-vous aveugle et sourd? 
Et voici la muraille, elle use le désir, 
On ne sait où la prendre, elle est sans souvenirs, 
Elle regarde ailleurs, et, lisse, sans pensées, 
C’est un front sans visage, à l’écart des années. 
Prisonniers de nos bras, de nos tristes genoux, 
Et le regard tondu, nous sommes devant nous 
Comme l’eau d’un bidon qui coule dans le sable 
Et qui dans un instant ne sera plus que sable. 
Déjà nous ne pouvons regarder ni songer, 
Tant notre âme est d’un poids qui nous est étranger. 
Nos cœurs toujours visés par une carabine 
Ne sauraient plus sans elle habiter nos poitrines. 
Il leur faut ce trou noir, précis de plus en plus, 
C’est l’œil d’un domestique attentif aux pieds nus. 
Œil plein de prévenance et profond, sans paupière, 
A l’aise dans le noir et l’excès de lumière. 
Si nous dormons il sait nous voir de part en part, 
Vendange notre rêve, avant nous veut sa part. 
Nous ne saurions lever le regard de la terre 
Sans que l’arme de bronze arrive la première, 
Notre sang a besoin de son consentement, 
Ne peut faire sans elle un petit mouvement. 
Elle est un nez qui flaire et nous suit à la piste 
Une bouche aspirant l’espoir dès qu’il existe, 
C’est le meilleur de nous, ce qui nous a quittés, 
La force des beaux jours et notre liberté. 
 

Jules Supervielle, Le forçat innocent, suivi de: Les amis inconnus (coll. Poésie/Gallimard, 2007)

image: www.fond-ecran-image.com

18:23 Écrit par Claude Amstutz dans Jules Supervielle, Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : littérature; poésie; anthologie; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

18/03/2013

Lire les classiques - Dante Alighieri

Dante Alighieri

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J'étais parmis ceux qui sont en suspens
quand une dame heureuse et belle m'appela,
telle que je la priai de me commander.
Ses yeux brillaient plus que l'étoile,
et elle me parla, douce et calme,
d'une voix d'ange, en son langage:
 
"Ô âme courtoise de Mantoue,
dont la gloire dure encore dans le monde,
et durera autant que le monde,
mon ami vrai, et non ami de la fortune,
est empêché si fort, sur la plage déserte,
que la peur le fait s'en retourner,
et je crains qu'il ne soit déjà si égaré
que je me sois levée trop tard à son secours,
pour ce que j'entendis de lui au ciel.
Va donc, et aide-le si bien
par ta parole ornée, et ce qui peut servir
à son salut, que j'en sois consolée.
Je suis Béatrice, qui te prie d'aller;
je viens du lieu où j'ai désir de retourner;
Amour m'envoie, qui me fait parler.
Quand je serai auprès de mon seigneur,
je lui ferai souvent ta louange."
 
Elle se tut alors et je repris:
 
"Ô dame de vertu, vertu qui permet seule
que l'espèce humaine excède tout ce qui est
sous le ciel qui a les cercles les plus petits,
ton commandement m'agrée si fort
qu'y obéir, même aussitôt, me semble tard ;
il ne sert plus que tu m'expliques ton désir.
Mais dis-moi la raison qui t'enlève la peur
de descendre ici en ce centre
du vaste lieu où tu désires t'en retourner."
 
"Puisque tu veux savoir un tel secret,
je te dirai brièvement," répondit-elle,
"pourquoi je n'ai pas craint de venir par ici.
Il faut avoir peur seulement de ces choses
qui ont pouvoir de faire mal à autrui;
des autres non, car elles ne sont pas redoutables.
Je suis faite par Dieu, et par sa grâce, telle
que votre misère ne peut me toucher,
et que la flamme de cet incendie ne m'atteint pas.
Une noble dame est au ciel qui a pitié
de la détresse où je t'envoie,
si bien qu'elle brise la dure loi d'en haut.
Or cette dame a appelé Lucie
et lui a dit : - Ton fidèle a maintenant besoin
de toi, et moi, à toi je le recommande - .
Lucie, ennemie de toute cruauté,
se mit en chemin, et vint là où j'étais,
assise auprès de l'antique Rachel,
et dit : - Béatrice, louange de Dieu vraie,
pourquoi n'aides-tu pas celui qui t'aima tant
que pour toi il sortit de la horde vulgaire?
N'entends-tu pas la pitié de ses pleurs,
ne vois-tu pas la mort qui le menace
sur le grand fleuve où la mer ne vient pas? –
Personne jamais ne fut plus prompt
à faire son bien, et à fuir son dommage,
que je ne fus, à ces paroles dites,
à venir ici-bas de mon siège d'élue,
me confiant dans ton parler honnête
qui t'honore toi-même, et ceux qui t'entendent."
 

Dante Alighieri, L'enfer / extrait, dans: La Divine Comédie, volume 1, édition bilingue (coll. GF/Flammarion, 2011)

traduit de l'italien par Jacqueline Risset

image: Giovanni Battista Comolli, Dante e Beatrice / Villa Melzi, Bellagio (Italie)

09/03/2013

Lire les classiques - Marguerite de Valois

Marguerite de Valois

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J'ai un ciel de désir, un monde de tristesse,
Un univers de maux, mille feux de détresse,
Un Etna de sanglots et une mer de pleurs.
J'ai mille jours d'ennuis, mille nuits de disgrâce,
Un printemps d'espérance et un hiver de glace;
De soupirs un automne, un été de chaleurs.
 
Clair soleil de mes yeux, si je n'ai ta lumière,
Une aveugle nuée ennuitte ma paupière,
Une pluie de pleurs découle de mes yeux.
Les clairs éclairs d'Amour, les éclats de sa foudre,
Entrefendent mes nuits et m'écrasent en poudre:
Quand j'entonne mes cris, lors j'étonne les cieux.
 
Belle âme de mon corps, bel esprit de mon âme,
Flamme de mon esprit et chaleur de ma flamme,
J'envie à tous les vifs, j'envie à tous les morts.
Ma vie, si tu vis, ne peut être ravie,
Vu que ta vie est plus la vie de ma vie,
Que ma vie n'est pas la vie de mon corps!
 
Je vis par et pour toi, ainsi que pour moi-même;
Je vis par et pour moi, ainsi que pour toi-même:
Nous n'aurons qu'une vie et n'aurons qu'un trépas.
Je ne veux pas ta mort, je désire la mienne,
Mais ma mort est ta mort et ma vie est la tienne;
Ainsi je veux mourir, et je ne le veux pas! ...
 

Marguerite de Valois et Benjamin Jamyn, Stances amoureuses, dans: Conversations amoureuses - Poèmes d'amour choisis par José Belin (Géraldine Martin, 1999)

image: Lucas Cranach l'Ancien, Sybille princesse de Clèves (en.wikipedia.org)

08:49 Écrit par Claude Amstutz dans Lire les classiques, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; poésie; anthologie; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |